Héliopolis
Aujourd'hui, les visiteurs étrangers la frôlent, sans la voir. A la sortie de l'aéroport, ils sont dirigés sur une autostrade qui file tout droit vers Le Caire. A peine aperçoivent-ils quelques villas d'un côté et, de l'autre, une sorte de temple hindou à l'abandon, planté au milieu d'un terrain vague...
Oui, Héliopolis mérite le détour. A vrai dire, elle le méritait dix fois plus il y a un demi-siècle quand elle était encore entourée de désert, vraiment verte, paisible et délicieusement cosmopolite. (Robert Solé)
L'idée de cette nouvelle cité revient à un Belge, le baron Edouard Empain (1852-1929). Ce petit homme à la voix autoritaire, inventif et boulimique, était parti de rien. Fils d'un modeste instituteur du Hainaut, il avait construit peu à peu un empire, au moyen d'une incroyable collection de sociétés industrielles et financières, imbriquées les unes dans les autres.
Le baron Edouard Empain.
La concession des tramways du Caire, obtenue en 1894, l'incite, dix ans plus tard, à étendre son réseau vers le sud de la capitale. Cette fois, il se heurte au refus de l'administration anglaise. Renoncer n'est pas dans ses habitudes : à défaut de sud, il se tournera vers le nord-est. C'est dans ce désert qu'il construira une sorte d'oasis, reliée au Caire par un train électrique. Le jeune architecte Ernest Jaspar, qui l'accompagne dans une promenade à cheval, l'entend dire :
"Je veux bâtir ici une ville. Elle s'appellera Héliopolis, la ville du soleil, et tout d'abord j'y construirai un palace. Un énorme palace..."
"Héliopolis, la ville du soleil"
Du fait de ses origines très anciennes, la cité d'Héliopolis (dont les monuments avaient été transportés à Alexandrie par les Ptolémées) marquait, selon une tradition locale, l'emplacement de la création du monde; elle est mentionnée dans la Bible. Se trouvait-elle vraiment sur ce plateau désertique ? Seul un obélisque peut le laisser croire. Marque-t-il l'emplacement du temple du dieu-soleil de la cité antique d'Heliopolis où était célébré, dès la Ière dynastie, le culte du soleil Rê ? Des fouilles, confiées à l'égyptologue belge Jean Capart, ne donneront rien de plus. Mais le nom fait suffisamment rêver pour être adopté.
L'obélisque de Sésostris Ier. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
Empain s'associe à un homme d'affaires local, puissant et plein d'entregent, l'Arménien Boughos Nubar Pacha. Ils achètent, pour une bouchée de pain (1livre égyptienne le feddan), 2 500 hectares (5 952 feddans) de désert et obtiennent la concession d'une ligne de chemin de fer électrique. La Compagnie d'Héliopolis est autorisée à créer une ville-jardin, qu'elle gèrera à la manière d'une municipalité et qui s'appellera en arabe Masr El Guédida (le nouveau Caire).
Plan d'Héliopolis en 1913.
Le plan d'urbanisme prévoit de larges avenues traversées de jardins. Certaines feront jusqu'à 40 mètres de largeur. L'architecture est en proportion, avec des constructions monumentales, comme le siège de la Compagnie, boulevard Abbas. On invente pour Héliopolis un style indéfinissable, à la fois européen et néo-arabe, qui fera cohabiter des arcades, des balcons, des coupoles, des minarets... Les habitations aussi, relevant de plusieurs catégories, répondront à des normes très précises. Même la couleur (jaune clair) sera inscrite dans le règlement. Et, finalement, une grande unité se dégagera de cet éclectisme.
La "Villa Hindoue"
Il faut toujours une exception pour confirmer la règle : c'est l'extravagant palais hindou que se fait construire entre 1907 et 1911 le baron Empain pour son usage personnel. Elle fut dessinée par l’architecte français Alexandre Marcel (qui a par ailleurs construit le cinéma La Pagode à Paris) et construite suivant le procédé, révolutionnaire à l’époque, du béton armé. D'inspiration Khmer, elle est impressionnante par la richesse de ses ornementations : serpents, bouddhas, shivas, khrishnas et autres divinités indoues. Sa silhouette, ses innombrables statues de dieux asiatiques, aux formes parfois animales, ont fait naître de nombreux fantasmes. Le jardin était un véritable paradis, une composition botanique que le baron aurait réalisée à partir de ses multiples voyages à travers le monde.
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Le Palais du baron Empain dans les années 20. |
La "Villa Hindoue" au début du siècle. |
La villa fut vendue en 1955 à une famille saoudienne. Négligé par ses nouveaux propriétaires, le bâtiment tombe en ruine. En mars 2005, à la veille du centenaire d'Héliopolis, le gouvernement égyptien a décidé l'acquisition de ce palais. Il deviendra ainsi bâtiment historique, ce que souhaitent les fervents défenseurs du patrimoine.
En revanche, la basilique catholique qu'il a commandé à ses architectes (Alexandre Marcel et Ernest Jaspar) s'inscrit parfaitement dans le paysage : plantée au coeur de la nouvelle ville, cette copie réduite de Sainte-Sophie de Constantinople devient vite l'un des traits distinctifs d'Héliopolis. A sa mort, en 1931, le baron sera enterré dans la crypte.
La Basilique.
Heliopolis Palace Hotel
Le baron Empain voulait "un énorme palace" : à son inauguration, le 1er décembre 1910, l’Heliopolis Palace est le plus grand hôtel du monde. Une façade de 150 mètres de longueur, 6 500 m2, 400 chambres dont 55 appartements privés, des ascenseurs géants, des hammams, des salles de billard, un parc de 5 ha, le tout pour le montant colossal à l'époque de 2 millions de dollars. Due à l’architecte belge Ernst Jaspar pour la conception générale et à Alexandre Marcel, assisté de Georges-Louis Claude, pour les décors intérieurs, son architecture de tradition occidentale enrichie de motifs orientaux est caractéristique d’Héliopolis. Le palace fait rêver par ses dimensions et son luxe.
L'Heliopolis Palace Hotel en fin de construction. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
Il est l’un des lieux de rencontre favori de la bourgeoisie héliopolitaine qui s’y retrouve à l’occasion des thés dansants quotidiens ou des « bals des Petits Lits Blancs » organisés par le roi Farouq. De fastueuses réceptions seront données dans ce palace de rêve.
Traité de fou au début du siècle, Empain fait front à la crise financière de 1907 et multiplie les attractions (hippodrome, luna-park, concours aériens...). Ce qui devait être une ville de luxe attire, de manière inattendue, des familles de la petite bourgeoisie, dont beaucoup de Levantins francophones. Il faudra s'y adapter, mais le pari est gagné. Héliopolis compte 28 500 habitants en 1930 ; ils seront plus de 50 000 au lendemain de la seconde guerre mondiale. Eglises et minarets font bon ménage dans cette cité paisible, noyée de bougainvilliers et d'arbres en tous genres. Un élégant Sporting Club aux pelouses impeccables apporte une tache supplémentaire de verdure dans ce plateau désertique au climat très sain, loin des fumées du Caire. Les meilleures écoles catholiques françaises (jésuites, frères, Sacré-Coeur...) y sont présentes, à côté du Lycée franco-égyptien et de l'English School.
Un wagon de tramway rue Abbas. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
Villas avenue des Pyramides. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
Hippodrome : la foule devant le paddock un jour de courses. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
L'hippodrome : la foule assistant à la course. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
Lors de la Semaine de l'aviation d'Héliopolis en 1910. (photo : Ch. Chusseau-Flaviens)
Dans les années 50 et 60, Héliopolis a été privée d'une partie de son public, qui a quitté l'Egypte. De nouveaux habitants, de plus en plus nombreux, sont venus s'y installer. La ville n'a cessé de croître, dans tous les sens. Quelques magnifiques immeubles du centre ont été dénaturés par l'adjonction d'étages de béton. Des rues, jadis calmes, sont encombrées de voitures, qui se garent où elles peuvent. Des magasins regorgeant de marchandises n'ont plus rien à envier à ceux du Caire....
Mais la cité-jardin a tout de même de beaux restes. L'Heliopolis palace, devenu avec la président Moubarak le siège de la présidence de la République, est toujours aussi majestueux. En face, l'ancien siège de la Compagnie dresse fièrement sa façade en mosquée au-dessus des bawakis (trottoirs sous arcades). Le Sporting, très bien tenu, conserve ses traditions. Les terrasses d'anciens cafés-restaurants, comme Amphytrion, n'ont rien perdu de leur charme. La vie à Héliopolis se distingue toujours par quelque chose d'indéfinissable, tandis que le "métro" blanc et bleu continue inlassablement à faire la navette entre Le Caire et l'oasis rêvée par le baron Empain.